Tuesday, December 11, 2012

Tunisie : qui était Mohamed Bakhti ?

Mohamed Bakhti lors des incidents à l’université de la Manouba, le 7 mars 2012 (Thierry Brésillon)

Mohamed Bakhti, mort à 28 ans le 17 novembre au terme d’une grève de la faim, était une personnalité intrigante. Apparu sur la scène publique il y a un an comme porte-parole des salafistes mobilisés pour que les étudiantes en niqab soient admises dans les cours à l’Université de la Manouba, il était détenu depuis le 15 septembre, suite à l’assaut de l’ambassade américaine.

Avant d’être inscrit comme étudiant en histoire à l’université de la Manouba, ce jeune homme aux yeux trop clairs toujours protégés derrière des verres fumés, mal-voyant, la barbe blonde et peu fournie, avait été emprisonné depuis 2007 en raison de ses liens avec un groupe impliqué dans l’affaire dite de Soliman.

Après un accrochage, le 23 décembre 2006, entre les occupants d’une voiture et la garde nationale, une trentaine de jeunes avaient été arrêtés à Soliman, un peu au sud de Tunis, en janvier 2007. Leur leader avait combattu un temps avec le Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC, ex-GIA algérien et futur Aqmi), et ils étaient suspectés de préparer des attentats. Echappés de la prison de Sousse le 15 janvier 2011, dans le chaos des jours suivants le départ de Ben Ali, ils ont été amnistiés début mars 2011.

Déjà avocat du groupe de salafistes, Me Ghadhoun assure que Mohamed Bakhti ne participait pas à leurs activités. Selon le père, Mohamed Houcine Bakhti :

« Le groupe de Soliman se battait avant tout contre le régime injuste de Ben Ali. Mais personne n’accusait mon fils. Il avait une tendance religieuse salafiste et les gens du groupe étaient ses amis depuis le lycée. C’est pour cela qu’on l’a arrêté. »

La famille, en effet, a vécu de 1973 à 2008 à Soliman, où le père, aujourd’hui âgé de 64 ans, travaillait comme comptable à la direction régionale de l’agriculture. Ce faubourg éloigné de la capitale, plus tout à fait rural mais peu intégré dans le tissu urbain, est connu pour être depuis longtemps un fief salafiste.

Jrado, village berbère d’où la famille Bakhti est originaire (Thierry Brésillon)

Aujourd’hui, la famille est revenue à Jradou, dans les environs de Zaghouan, un vieux village berbère perché sur une hauteur, dont les Bakhti sont une des familles fondatrices.

Le centre du village de Jrado (Thierry Brésillon)

Une femme installée dans son échoppe pour fabriquer des galettes confient volontiers ses impressions :

« Il est si jeune, c’est scandaleux. Nous sommes très en colère contre Ennahdha, contre le gouvernement, contre la République. Tout ! »

La maison des Bakhti a pignon sur rue au centre du village. L’hospitalité y est étonnamment chaleureuse dans ces circonstances. Le même regard bleu clair que Mohamed Bakhti, son père insiste d’abord pour dresser le portrait d’un jeune homme avant tout religieux et pacifique  :

«  Il était presque aveugle, il n’était pas très fort. Ce n’était pas quelqu’un de dangereux.  »

Mohamed Houcine Bakhti, le père de Mohamed Bakhti (Thierry Brésillon)

Son oncle, Béchir, 82 ans, ancien inspecteur de l’Education nationale et diplômé de l’université islamique de la Zitouna en 1945, droit et vif comme un instituteur de la vieille école, est représentatif de l’islam traditionnel tunisien :

« L’islam est une religion souple, qui va toujours au plus facile pour ne pas compliquer l’existence des gens. Elle doit s’adapter à chaque époque. »

Il se souvient :

«  Mohamed assistait chaque semaine à notre groupe de réflexion sur le Coran. Il se définissait comme salafiste, mais il nous parlait surtout des qualités morales du musulman. Il faisait aussi partie des organisateurs de la visite des prédicateurs étrangers qui viennent en Tunisie. Mais c’est avec l’affaire de la Manouba que nous avons compris qui il était vraiment  : c’était un émir  ! ».

Mars 2011 : Bakhti avait fait remettre le drapeau tunisien arraché par un militant salafiste à l’université de la Manouba (Thierry Brésillon)

Une confrontation de plusieurs mois, de novembre 2011 à avril 2012, a opposé la direction de l’université des sciences humaines à un groupe de salafistes.

Dans la polémique qui l’opposait à la direction, Bakhti défendait le droit des étudiants de pratiquer la religion sur le campus et vitupérait contre « la gauche » qui avait tourné le dos à la religion.

Le 7 mars, lorsque Yassine Brigui avait retiré le drapeau tunisien devant l’entrée de l’université pour le remplacer par un drapeau islamique, c’est Mohamed Bakhti qui a eu le sens politique de faire remettre le drapeau national.

Le 14 septembre, le jour de l’assaut de l’ambassade américaine, assure son père, Mohamed Houcine Bakhti,

«  il a suivi les consignes du ministre des Affaires religieuses qui appelait dans son prêche à une manifestation pacifique pour protester. Il a assisté aux événements, mais avec son handicap visuel, il ne pouvait pas participer aux violences.  »

Exclu par le conseil de discipline de l’université, il s’était inscrit depuis à l’université de la Zitouna où il attendait de reprendre les cours.

Parmi les 5 000 personnes venues assister à l’enterrement, il y avait près de 3 000 salafistes. Une affluence qui inspire à Béchir Bakhti, l’ancien imam zitounien, des sentiments mitigés :

« Certains parmi eux avaient l’air agressif. C’est vrai qu’ils sont un peu inquiétants. Depuis la révolution, nous vivons une autre mentalité. Des gens de l’extérieur croient que les Tunisiens ont besoin qu’ont viennent leur expliquer leur religion. Mais c’est une liberté. »

Mohamed Bakhti repose désormais dans le vieux cimetière de Jradou, sous un tas de pierres, comme au temps du Prophète.

A quelques mètres, les tombes de ses grands-parents paternels : celle de son grand-père et celles de ses deux épouses. L’une est couverte de l’habituelle stèle en ciment, l’autre, uniquement de pierres. Béchir, l’oncle, est le fils de la première. Mohamed Houcine, le père, celui de la seconde. Est-ce un indice pour comprendre la trajectoire d’un jeune homme façonné par les hybridations culturelles d’une société ballotée entre des projets contradictoires ?

Le père de Mohamed Bakhti, toute émotion et toute colère contenue, prie sereinement sur la tombe de fils, pour lui, cela ne fait aucun doute, mort pour défendre sa religion, Mohamed jouit désormais des grâces du martyr.

Pour la mère recluse dans son chagrin, tout le battage médiatique que suscite l’affaire arrive trop tard pour sauver son fils.

Son père (à droite) et deux de ses oncles prient sur la tombe de Mohamed Bakhti (Thierry Brésillon)