Saturday, December 8, 2012

Tunisie : deux grévistes de la faim morts, le gouvernement affaibli

Mohamed Bakhti, figure montante de la mouvance salafiste, est mort à 28 ans, samedi 17 novembre, au terme de 56 jours de grève de la faim. Deux jours plus tôt, son compagnon de cellule, Béchir el Golli, 23 ans, était décédé. Ils étaient détenus pour leur participation supposée à l’assaut de l’Ambassade américaine le 14 septembre, dont l’onde de choc continue de se propager dans la vie politique tunisienne.

Tous deux refusaient de se nourrir depuis le 22 septembre. Dans un pays où la grève de la faim a été l’une des armes les plus employées par les opposants au régime de Ben Ali, c’est la première fois qu’elle conduit à la mort.

Un symbole pour la mouvance salafiste tunisienne qui accuse Ennahdha d’avoir trahi la cause islamique en renonçant à la charia et d’être devenu l’agent des Etats-Unis en procédant à une vague d’arrestations depuis le 14 septembre. La rumeur court même que la CIA aurait fourni aux services tunisiens une liste de 700 noms désignant les assaillants de son ambassade. Une information démentie par Hafedh Ghadhoun, l’avocat des salafistes.

L’affaire suscite le malaise. Chez le gouvernement d’abord, dont la gestion du radicalisme salafiste oscille entre stratégie d’intégration et répression, avec une égale maladresse. Dans l’opposition, un peu prise de court par cette soudaine victimisation de ses adversaires politiques les plus virulents. Et même chez les salafistes qui ne veulent pas croire en un jusqu’au-boutisme suicidaire, qui serait un péché majeur au regard de la religion.

Pressé d’agir par les Etats-Unis, le ministère de l’Intérieur a raflé tous ceux qui avaient des antécédents et qui étaient impliqués de prêt ou de loin, non seulement dans l’affaire de l’Ambassade, mais aussi dans les troubles suscités par l’exposition du Palais d’El Abdellia, en juin dernier, et dans l’accrochage entre l’armée et un groupe jihadiste à Bir Ali Ben Khalifa, le 1er février.

Au total, entre 350 et 400 personnes seraient détenues à travers toute la Tunisie pour l’ensemble des dossiers liés à la mouvance salafiste.

Pour l’assaut de l’Ambassade, 73 personnes ont été arrêtées, et 26 pour la destruction de l’école américaine. Mohamed Bakhti a été appréhendé à Jrado le 15 septembre. Après quelques interrogatoires de police, il a été incarcéré à la prison de Mornag le 20 septembre. Il a entamé sa grève de la faim, en même temps que Béchir el Golli, dès le 17 affirme ses anciens co-détenus, le 22 selon père. Bientôt suivis par une dizaine d’autres détenus. Une action dont pendant, plusieurs semaines, personne n’a parlé.

Pourquoi cette action les a-t-elle menés jusqu’à la mort  ? Intransigeance ? Soif d’absolu dans un engagement sacrificiel ? Enchaînement tragique ? Négligence des médecins ?

La question est sensible, politiquement et religieusement. Rached Ghannouchi, président d’Ennahdha, estime que l’action de deux jeunes était suicidaire et donc religieusement incorrecte. Un jugement que réfute leurs proches.

Anouar Laroussi, co-détenu de Mohamed Bakhti, le 21 novembre en conférence de presse (Thierry Brésillon)

Selon Anouar Laroussi, compagnon de détention des deux jeunes hommes et gréviste de la faim lui aussi  :

« Nous faisions grève d’abord pour être entendus par le juge d’instruction. Il n’y a pas de preuves contre nous.

Ce n’était pas une grève sauvage. Nous prenions un peu d’eau et de sucre, sans quoi on ne peut pas tenir plus de deux semaines. Bakhti avait l’expérience de la grève de la faim, et c’est lui qui nous conseillait pour tenir le coup. Son intention n’était pas de mourir.  »

Le père de Mohamed Bakhti, le 21 novembre. (Thierry Brésillon)

Son père complète  :

«  Je n’ai eu l’autorisation de voir mon fils qu’après 31 jours de grève. Je lui ai demandé d’arrêter, mais il refusait tant qu’il ne serait pas entendu par un juge.  »

Alors que son état se dégradait, selon son père :

« Il voulait continuer parce qu’il était optimiste, il pensait qu’il était sur le point de réussir  : il savait qu’il faisait partie des douze détenus dont le juge d’instruction avait demandé la libération.

Mais le 7 novembre, huit seulement ont été libérés, pour lui et trois autres, le Procureur avait fait appel. Psychologiquement, il a été très affecté, je l’ai convaincu d’accepter des soins, mais à partir de là son état s’est rapidement dégradé.  »

Il a commencé à délirer et, le 13, quand sa libération conditionnelle a finalement été prononcée, il avait déjà perdu connaissance. Hospitalisé et placé sous respirateur artificiel, son activité neurologique était devenue très faible quand Béchir el Golli est décédé.

Sa mort cérébrale restait à confirmer et son décès a été constaté vers 2 heures du matin dans la nuit de vendredi à samedi.

Anouar Laroussi accuse la direction de la prison d’avoir laissé mourir ses compagnons  :

«  Béchir El Golli avait décidé d’arrêter sa grève le samedi 10 novembre et il n’a été transféré à l’hôpital que le lundi.  »

Le père de Mohamed Bakhti accuse la négligence de la direction de la prison  :

«  Dans la dernière semaine, les médecins auraient pu le sauver. Mais ils utilisaient son refus d’être nourri comme argument, alors qu’il n’était plus conscient et que sa vie était en danger. »

Lotfi Azzouz, directeur de la section tunisienne d’Amnesty International, s’est rendu lundi 19 à la prison de Mornag, avec une délégation de la société civile. Il rapporte les propos des détenus salafistes  :

«  Quand il a vu l’état de santé des deux grévistes de la faim se dégrader, le directeur de la prison a dit “Laissez mourir ces chiens  !” »

Des propos qu’il est difficile de confirmer, mais le directeur n’est pas un inconnu des défenseurs des droits de l’homme. Avocat engagé à gauche, Ayachi Hamami se souvient :

« C’était lui le directeur de la prison du Kef où Mohamed Abbou [actuel secrétaire général du Congrès pour la république, ndlr], était un détenu politique, et il lui menait la vie dure. Plusieurs fois, il a empêché ses avocats de le rencontrer malgré les autorisations officielles.  »

Hafedh Ghadhoun, l’avocat des détenus salafistes, lui aussi a rencontré ce genre de difficultés  :

«  Le 2 novembre, j’ai me suis rendu à la prison de Mornag. Les gardiens m’ont affirmé que Bakhti et Golli refusaient de me voir. J’ai insisté et finalement, on me les a amenés.

La prison est tellement mal équipée qu’on les avait placés sur des chariots à pain. Evidemment, ils ne refusaient pas de me voir. Ils ne voulaient pas se rendre à l’hôpital parce qu’on voulait les transporter à même le sol dans une fourgonnette pénitentiaire alors qu’ils étaient déjà très faibles. Il y avait une ambulance dans la cour de la cour de la prison, mais le directeur prétendait qu’elle était en panne. Finalement, elle a fonctionné.

Toutefois, à la décharge de l’administration pénitentiaire, il faut dire que les prisons doivent fonctionner avec des budgets très réduits. »

Dans les jours qui ont suivi, le mouvement de grève de la faim a pris de l’ampleur pour atteindre 139 grévistes de la faim en début de semaine dernière. Des salafistes, qui estiment être détenus sans preuve formelle de leur culpabilité, mais aussi des prisonniers de droit commun.

Me Hafedh Ghadhoun, qui fait office de médiateur, détaille les motivations :

« Ils protestent contre les mauvaises conditions de détention, l’indigence des traitements médicaux qui se réduisent à la distribution d’analgésique, l’absence d’activité sportive, de salle de prière, l’insalubrité, la surpopulation... »

Le ministère de la Justice tente d’apaiser la fronde et promet une enquête sur les responsabilités dans la mort des deux grévistes de la faim. A ce jour, les quarante derniers grévistes de la faim auraient suspendu leur mouvement.

Quarante quatre détenus ont été libérés faute de preuves (ou mineurs). Dont tous ceux qui étaient détenus dans les troubles liés à l’affaire d’El Abdellia.

Après une démonstration de force, le gouvernement hésite à s’engager dans la confrontation avec des atouts incertains : arrestations sur la base de renseignements contestables, système pénitentiaire dépassé et saturé, système judiciaire incapable d’instruire les dossiers rapidement. Face à une mouvance salafiste de plus en plus hostile et qui utilise la défense de la religion pour justifier ses actions, le gouvernement a peu de marge de manœuvre.

Faut-il pour autant regretter l’époque où la répression pouvait s’exercer avec un arbitraire et une brutalité à l’abri de toute critique ? La radicalisation est le fruit des années de dictatures que le régime actuel doit digérer avec les contraintes d’un Etat de droit encore fragile.